Métro Quai de la Rapée, à Paris. Le centre de l’association Aurore propose un accueil de jour aux personnes sans-domicile, qui trouvent un peu de répit autour d’un café, la télévision en fond sonore. Sur la porte d’une petite salle, une affiche verte vante les mérites du “Cloud solidaire”. À première vue, ça peut paraître du chinois... Heureusement, Pierre et Vincent qui sont de permanence ce vendredi après-midi, n’hésitent pas à aller à la rencontre des personnes présentes, et à utiliser le mégaphone pour expliquer, en français et en anglais cette fois, les vertus de Reconnect, « plateforme de stockage et de partage sécurisée qui facilite les démarches d'accompagnement social ».
L’idée de Reconnect est née en 2012 d’un constat signalé par de nombreux travailleurs sociaux : l’importance de l’accès aux documents pour la bonne prise en charge des personnes fragilisées ou sans-abri, pour savoir où ils en sont dans leurs demandes d’aide, dans leurs démarches… Or, la perte de document chez les personnes démunies est très fréquente : les sans-abri sont victimes de vols à répétition dans la rue et dans les centres d’hébergement, et beaucoup d’effets personnels se perdent lors des déménagements successifs.Cette perte des documents entraîne des situations de non-recours au droit, pour ces publics fragiles qui en auraient pourtant le plus besoin. Ainsi, 20% des personnes éligibles au RSA et 1/3 des personnes éligibles pour toucher la Couverture Maladie Universelle (CMU) n’en font pas la demande.
Un autre chiffre est éclairant pour comprendre le blocage des processus de réinsertion : les travailleurs sociaux passent 20 à 30% de leur temps à refaire des documents perdus. Pierre explique :
“Les situations sont bloquées à cause d’un manque d’information : pas à cause de la motivation de la personne ou de la compétence de la structure sociale, mais à cause d’une absence de document ! Le numérique est fondamental car il permet de faire circuler l’information : par exemple, les Restos du Coeur ont une filiale qui loue des voitures solidaires, mais personne ne le sait !”
Le principe du Cloud solidaire est donc d’envoyer “dans les nuages” du web des documents importants, pour les sauvegarder et les rendre accessibles à tout instant, de façon sécurisée. “Filiale” du Groupe SOS, Reconnect demande une participation aux structures sociales et aux centres d’accueil en fonction de leur budget de fonctionnement (entre 120 euros et 1900 euros / an maximum), en se rendant compte que “la plupart des structures sociales ne sont pas favorables au tout gratuit”.[youtube https://www.youtube.com/watch?v=INsIxm03YmM]
Pierre et Vincent sont ingénieurs de formation, spécialisés tous les deux dans le bâtiment. Quel rapport avec Reconnect ? Le grand écart peut sembler impressionnant, mais à bien y réfléchir, Pierre et Vincent sont toujours des bâtisseurs. Ils construisent simplement différemment : ce ne sont pas des immeubles qu’ils font naître mais bel et bien une société plus solidaire, en assurant une sécurité et une identité aux plus démunis. L’entrepreneuriat social, c’est leur façon d’apporter leur pierre à l’édifice.Travailler “dans le social” pour un ingénieur n’est pas monnaie courante : quand ils croisent d’anciens camarades de promo, certains leur demandent même “quand est-ce qu’ils se mettront à bosser”…[caption id="attachment_576" align="alignnone" width="639"]
Pierre et Vincent en train de scanner des documents pour les mettre sur la plateforme Reconnect[/caption]Or, non seulement Pierre et Vincent travaillent, mais ils travaillent dur. Et pire encore, ils adorent leur métier ! Pierre est lauréat de l’Institut de l’engagement, il est rentré au groupe SOS en service civique et il a participé à la création de Reconnect depuis le début. Vincent a rejoint le groupe en stage et il a lui aussi participé au projet dès ses balbutiements, en 2012.Au quotidien, Reconnect repose sur leurs épaules. À deux, ils gèrent les levées de fonds, toute la communication et assurent la création et le suivi du produit (identification des fonctionnalités, rédaction du cahier des charges, interfaces…). Pierre et Vincent se mettent même au développement pour devenir complètement autonomes.
L’idée d’un “coffre-fort numérique” a été testée auprès des bénéficiaires dès 2012 : grâce à un espace en ligne où l’on se connecte grâce à un identifiant et un mot de passe, on a accès instantanément à tous ses documents importants préalablement scannés.Pendant cette année de test, le groupe SOS s’est rendu compte que le public visé était en réalité assez éloigné du numérique, que les identifiants et mots de passe étaient régulièrement perdus. Autre aspect non négligeable : les assistants et travailleurs sociaux ont également besoin d’accéder aux dossiers à distance.Deux solutions s’offraient alors à Reconnect : utiliser un système de coffre-fort numérique déjà existant et former les gens à son utilisation...ou bien créer de toutes pièces une nouvelle plateforme en partant des besoins concrets et directs des publics cibles (personnes fragilisées et travailleurs sociaux), au coeur de la réflexion. Pierre et Vincent ont donc choisi la deuxième option, en s’appuyant notamment sur la méthode agile, en créant la plateforme par itération, par allers-retours successifs avec les principaux concernés, jusqu’à ce que l’outil convienne parfaitement ![caption id="attachment_577" align="alignnone" width="720"]
Écran d'accueil de la plateforme Reconnect[/caption]
Depuis le lancement officiel de la plateforme en Septembre 2015, Reconnect propose 45 services et a scanné 1 500 documents de plus de 400 utilisateurs. Un jeune homme entre dans la pièce pour se créer un compte. Cinq minutes plus tard, le tour est joué, ses documents importants enregistrés grâce à l’application Reconnect Scanner, conçue elle aussi par Pierre et Vincent.
« Franchement… c’est une invention de génie ce truc. Je vais avoir une promesse d’embauche la semaine prochaine, c'est vraiment utile. »
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Écran de démonstration de la plateforme Reconnect[/caption]
Le secteur social a besoin de moyens, et surtout de moyens humains : la présence et le temps passé auprès des plus fragiles sont de vrais critères de réussite de réinsertion. Croiser des centaines de personnes exclues ou tombées dans la spirale de la rue bouleverse les idées reçues, les certitudes. Pierre a été marqué par certaines rencontres :
“Forcément, quand on travaille dans ces milieux où l’humain est au centre de tout, on prend le risque de s’attacher à des histoires, à des parcours : c’est très dur. La distance fait partie du travail. Certaines personnes avec qui j’ai travaillé ne sont plus là aujourd’hui…. J’ai déjà scanné des diplômes d’enseignement supérieur sur Reconnect ! Une fois, j’ai scanné les documents de quelqu’un qui avait le même diplôme que moi. Ça m’a vraiment fait réfléchir.”
Vincent, lui aussi, se souvient :
“La rue, ça peut arriver à tout le monde. Il y a des gens qui travaillent, comme vous et moi, et un jour ils connaissent un divorce difficile et se retrouvent à la rue. On a aussi rencontré une femme qui avait eu un dégât des eaux chez elle, après un incendie. Elle n’a pas été relogée, et se retrouvait obligée de dormir dehors”
Jamais engagés dans une association auparavant, l’entrepreneuriat social leur est pourtant apparu comme une évidence. Ce qu’ils aiment dans leur métier, c’est de “servir l’intérêt général”, de répondre à un problème d’urgence, “comme s’il manquait l’eau courante dans une ville”. L’urgence est bien réelle et concrète : dès qu’il manque des papiers, les démarches pour un accès au RSA, à une offre d’emploi ou à un logement social sont à l’arrêt : démunies, les personnes les plus fragiles sont bloquées dans une situation qui retarde encore plus leur réinsertion. Face à ce constat alarmant, “il faut inventer, colmater, pour trouver la solution”. Reconnect est le fruit de cette réflexion.
“En tant qu’ingénieur, c’est passionnant d’avoir un retour immédiat sur ce qu’on propose, on peut tout modifier en permanence. Dans le web social, il y a tout à construire !”
Le projet est reçu très favorablement de la part des travailleurs sociaux. Le plus compliqué pour eux est de créer de nouvelles habitudes. Une des principales missions de l’équipe Reconnect est donc de proposer un accompagnement au changement auprès des structures sociales intéressées.[youtube https://www.youtube.com/watch?v=auZbw39O0L8]
L’hébergement de tous les documents et les données récoltées par Reconnect se fait en France. Et contrairement aux autres plateformes de stockage, les données ne sont pas utilisées à des fins de ciblage publicitaire et la suppression des données, à la demande du bénéficiaire, est réelle.Reconnect détonne dans le paysage numérique, à tel point que beaucoup de gens contactent la plateforme pour que leurs données soient elles aussi hébergées en France ![caption id="attachment_581" align="alignnone" width="720"]
Le fonctionnement de Reconnect[/caption]
Aujourd’hui, la notoriété de Reconnect décolle grâce à des reportages sur France Inter ou dans La Croix. Et le site est en cours de traduction dans 9 langues : anglais, russe, polonais, roumain, tigrina, dari (langue d’Afghanistan)… Côté produit, le déploiement de Reconnect prend de l’ampleur : le cap est aujourd'hui fixé sur le Luxembourg, la Suisse, et même le Canada… Dans les mois et les années à venir, Reconnect ambitionne de devenir une véritable solution métier pour faciliter l’accompagnement social. Leur plateforme est pour l’instant destinée à la grande précarité, mais les pistes d’ouverture sont nombreuses : les personnes qui sortent de prison, les femmes victimes de violences ou les personnes âgées dépendantes pourraient devenir de futurs utilisateurs de Reconnect. Les perspectives de construction d'un monde plus solidaire grâce à la technologie ne manquent pas !